Lu dans la livraison du mois de novembre 2000 du Patriote résistant

11 NOVEMBRE 1940 : LYCÉENS ET ÉTUDIANTS PARISIENS MANIFESTENT


L'audacieuse manifestation du 11 novembre 1940, qui rassembla de tout jeunes gens, des lycéens et étudiants parisiens, fut la première grande démonstration publique connue de résistance à l'occupation et à la collaboration.
Elle fut le point culminant d'une série d'événements qui marquèrent les journées qui la précédèrent.
Elle annonça qu'un irrésistible mouvement pour la liberté et la dignité était enclenché...


1er novembre 1940 : le général Otto von Stülpnagel devient Militärbefehlshaber in Frankreich, chef de l'administration militaire allemande en France. Dans les mois, les années à venir, son nom puis celui de ses successeurs, inscrits au bas d'affiches placardées dans les rues annonçant l'exécution d'otages et de " terroristes ", symboliseront la férocité de l'occupation. Mais en ce début de novembre 1940,
l'occupant se pare encore d'un visage sinon avenant du moins correct. Il est vrai que quelques jours plus tôt, le 24 octobre, la poignée de main de Pétain et de Hitler à Montoire a ouvert le chemin de la collaboration entre l'Allemagne nazie et l'État français. Pour l'instant il n'y apas lieu de brusquer ce voisin plutôt conciliant.
Depuis près de cinq mois maintenant, plus de la moitié de la France vit sous la férule allemande, une situation insupportable pour certains et qui se traduit dans les faits par des actes isolés de refus et d'opposition. Mais il faudra attendre le 11 novembre pour que la première manifestation d'envergure des lycéens et étudiants parisiens prouve à l'occupant et à Vichy qu'un mouvement irrésistible de refus s'est mis en branle.

Pour la libération du professeur Langevin

À Paris, comme sur tout le territoire, la rentrée scolaire et universitaire a été perturbée par les événements tragiques du printemps et de l'été, le choc de la défaite, la débâcle, l'exode... L'Éducation nationale est désorganisée mais les autorités d'occupation et le gouvernement de Vichy entendent rétablir l'ordre et, surtout, mettre l'Université au pas. Cependant, des lycéens, des étudiants, heurtés, humiliés par la défaite et l'occupation, expriment déjà leur opposition : des V de la Victoire sont tracés sur les murs, des " Vive de Gaulle " sont criés dans les couloirs du métro, des tracts sont lancés dans des amphithéâtres ; de petits groupes de résistance se forment, des professeurs expriment leur sympathie pour des collègues juifs exclus de l'enseignement en vertu du " Statut des juifs " décrété début octobre. " Les nazis cherchaient à gagner les intellectuels en multipliant les conférences et les écrits de ceux d'entre eux, rares à vrai dire, qui adhéraient à l'idéologie hitlérienne ", précise Francis Cohen. " Notre action d'étudiants communistes se déroulait dans ce climat. Nous dénoncions les atteintes à la culture française et, comme les autres communistes le faisaient dans leurs secteurs, nous défendions les revendications immédiates des étudiants (organisation et études, situation matérielle) qui les mettaient en conflit avec les autorités. Nous étions peu nombreux, mais très actifs "
[1].
Dans les premiers jours de novembre, une certaine agitation règne au Quartier latin ; le 6, dans un café près de la Sorbonne, une bagarre éclate entre étudiants et soldats de la Wehrmacht. Des arrestations suivent.
Le 8 novembre, autour du Collège de France, des auto-mitrailleuses allemandes prennent position et d'importantes forces de police françaises se déploient : une manifestation organisée, la première, va se dérouler là, dans le silence. Des étudiants et des universitaires de toutes tendances, groupés dans un Comité de défense, ont appelé à la mobilisation contre l'arrestation et l'emprisonnement, le 30 octobre, du professeur Paul Langevin, éminent physicien de renom international, fondateur en 1934 du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Les nazis ont voulu faire un exemple, frapper un grand coup pour stopper toute vélléité de résistance. Mais l'arrestation du savant a provoqué une vive émotion dans les facultés. Des tracts ont circulé, dont celui-ci : " Étudiants ! contre l'arrestation du professeur Langevin, le premier de nos maîtres jeté en prison ! Contre la censure exercée sur nos livres ! Contre la présence de la Gestapo dans nos salles de cours ! Contre l'asservissement de l'Université française ! Vendredi 8 novembre, à 16 heures, au Collège de France, où le professeur Langevin aurait dû faire son cours. Conservez votre calme. N'offrez pas de prétexte à la répression... " Paul Langevin ne sera pas libéré mais la manifestation représente un succès, l'Université française a prouvé qu'elle n'est pas muselée.
En même temps, la rumeur court : une manifestation va avoir lieu, le 11 novembre, vers 17 heures 30, aux Champs-Élysées, il faut y aller !
Les appels à se rassembler sont multiples. Il y a ceux des étudiants communistes, les mieux organisés ; de Londres, par la BBC, vient l'incitation à aller fleurir les monuments aux morts le 11 novembre ; d'autres groupes de patriotes plus ou moins structurés lancent aussi le mot d'ordre qui circule, dans les facultés, les lycées, atteint des personnes isolées... Individuelle ou collective, spontanée ou organisée, la mobilisation prend corps.

Rendez-vous au boulevard Saint-Michel...

" J'avais d'abord rejoint le groupe d'étudiants et de professeurs qui réclamaient la libération de Langevin le 8 novembre ", se souvient Blanche Jacquot. " Je n'étais pas étudiante. Reçue au bac à la session de juin, je voulais faire des études de médecine. De retour de l'exode, j'ai voulu m'inscrire mais j'ai dû y renoncer parce que je n'avais pas la nationalité française. J'avais huit ans quand avec mes parents, des Polonais israélites, nous avons émigré en France. Nos revenus étaient modestes, les démarches pour obtenir la naturalisation complexes... "
Avant la guerre, élève au lycée Lamartine, Blanche Jacquot avait commencé à militer avec un groupe de lycéens antifascistes. Ils avaient manifesté pour l'Espagne républicaine, collecté des fonds et des denrées pour les brigadistes espagnols " réfugiés " en France et qui étaient internés dans les camps de Gurs ou du Vernet... " A la rentrée de 1940, je suis devenue une permanente du mouvement des étudiants communistes, ensuite j'ai rejoint le Front National puis les Forces unies de la jeunesse patriotique... Mais revenons-en à novembre 1940. Avec mes camarades du lycée Lamartine, nous avons appris, par le bouche-à-oreille, qu'une manifestation aurait lieu l'après-midi du 11. Notre groupe s'est donné rendez-vous au coin des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, devant les Thermes. Au bout d'un certain temps, nous nous sommes retrouvés une trentaine, mais sans nous parler, pour ne pas nous faire remarquer. D'autres groupes sont arrivés, du lycée Buffon je crois, d'autres établissements scolaires... Nous voulions tous manifester ce jour-là. Nous voulions tous affirmer notre honneur d'avoir été les vainqueurs de l'Allemagne en 1918. "

Le symbole de l'Armistice

Rien de surprenant à ce que l'anniversaire de l'Armistice de 1918 ait mobilisé tant de jeunes et que, malgré le danger encouru, ils aient voulu commémorer cette date en rappelant aux Allemands leur défaite, 22 ans auparavant. En 1940, l'immense joie de la victoire de 1918 est encore présente dans les esprits et les cúurs, la douleur aussi dans ce pays qui avait perdu 1,5 million des siens en quatre ans de guerre. Pas un village qui n'ait élevé à ses fils morts pour la patrie un monument,pas une année sans recueillement et hommage à leur mémoire. Alors, pour des jeunes de 1940 élevés dans le souvenir de la " Grande Guerre ", manifester le 11 novembre à l'Arc de Triomphe, lieu de référence de l'héroïsme national, à la tombe du soldat inconnu, n'est-ce pas affirmer l'honneur du pays, démontrer aux vaincus de 1918 devenus occupants en 1940 que ce 11 novembre " sera le signal d'une plus grande victoire encore ? ", comme l'affirment les auteurs d'un tract appelant à la manifestation. " J'étais encore tout imprégné des souvenirs de mon père, ancien combattant ",raconte Jean Deboise, qui, en 1940, avait commencé sa première année de médecine. " Je ne savais rien encore du nazisme, mais je n'aimais pas les Allemands. Aussi, quand notre professeur de physique, M. Millot, nous apprit en cours qu'une manifestation était prévue le 11 novembre contre l'occupant et pour le général de Gaulle (j'avais entendu son appel, le 18 juin), ma réaction fut instinctive, je décidai d'y aller. Ce que firent aussi la plupart des étudiants présents ainsi que M. Millot... ".
L'administration militaire allemande et les autorités françaises ont elles aussi entendu la rumeur et, mieux informées que quiconque, sont bien conscientes de l'influence néfaste que pourront avoir pour elles les traditionnelles commémorations du 11 novembre et, qui plus est, d'une certaine ampleur. Elles tentent de les prévenir en prenant une série de mesures, dont celle annonçant que ce jour de fête nationale ne sera pas chômé.
Le 10, plusieurs journaux parisiens publient un communiqué de la préfecture de police stipulant que : " Les administrations publiques et les entreprises privées travailleront normalement le 11 novembre à Paris et dans le département de la Seine. Les cérémonies commémoratives n'auront pas lieu. Aucune démonstration publique ne sera tolérée. " La censure de Vichy interdit en outre aux journaux de consacrer un titre de plus de deux colonnes à l'anniversaire de l'armistice. Il n'est pas question non plus de laisser lycéens et étudiants témoigner de leur patriotisme. Des instructions très fermes sont transmises aux inspecteurs d'académie et aux chefs d'établissement : les cours ne doivent pas être interrompus et la traditionnelle commémoration devant le monument aux morts de chaque établissement devra se dérouler en présence des seuls professeurs.
Le matin du 11, des inspecteurs de police visitent les lycées parisiens, ne constatant rien d'anormal. Des émissaires nazis se rendent aussi dans les facultés ; quelques rassemblements sont observés dans le hall d'entrée de la faculté de médecine, quelques " Vive de Gaulle " inscrits sur les murs... Mais c'est ailleurs que les événements importants vont se dérouler...

Drapeau tricolore en tête...

La manifestation des lycéens et des étudiants est d'ailleurs précédée par une autre action audacieuse. À 5 heures et demie du matin, André Weil-Curiel, Michel Edinger et Léon-Maurice Nordmann, qui font partie d'un groupe d'opposants rassemblant, depuis septembre, des avocats, des professeurs, des intellectuels, déposent avant de s'éclipser à toute allure une gerbe au pied de la statue de Clemenceau aux Champs-Élysées, " en témoignage d'admiration envers l'homme qui ne voulut jamais capituler et ne désespéra pas de la Patrie ". La gerbe est entourée d'un ruban tricolore et accompagnée d'une " carte de visite " en carton d'un mètre de long, portant le nom du général de Gaulle ! La carte de visite et le ruban disparaissent au cours de la matinée ainsi que les nombreux bouquets qui avaient été déposés près de la gerbe par des mains anonymes...
Combien furent-ils, ceux qui, à partir de 16 heures, à la sortie des cours, commencèrent à confluer vers les Champs-Élysées, à pied, en métro, seuls ou en groupes constitués ? De 500 à 1 000 personnes, selon les statistiques allemandes, 1 500 selon certains témoins, de 3 000 à 10 000 selon d'autres
[2]. En tout cas, une majorité de jeunes, mais aussi des enseignants, des parents d'élèves, des anciens combattants. Des promeneurs également, venus flâner sur la grande artère... Des bouquets sont déposés sur la tombe du soldat inconnu fleurie déjà depuis le matin. ça et là, la Marseillaise, le Chant du Départ éclatent. On entend " Vive la France ", " À bas Pétain ", " À bas Hitler ". Certains arborent des rubans tricolores, quelques-uns brandissent deux gaules en criant " Vive de Gaulle ". La police française est là, omniprésente, mais n'intervient pas, oriente la foule toujours plus nombreuse. Des agents conseillent aux manifestants de déguerpir avant que les Allemands n'arrivent. Et ils arrivent... Jean Michaux, élève en math-élem et philo au lycée Janson de Sailly : " Drapeau tricolore en tête, nous avons parcouru, en cortège, l'avenue Victor Hugo. J'étais vers la queue du cortège, et quand je suis arrivé à l'Étoile, la corrida a commencé presque aussitôt. L'esplanade de l'Arc de Triomphe était noire de manifestants, et c'est au moment où j'y prenais pied que les coups de feu ont éclaté. Dans l'avenue des Champs-Élysées, des Allemands en uniforme circulaient en zigzag, aussi bien sur les trottoirs que sur la chaussée, à bord de voitures militaires, pour disperser les manifestants... " François de Lescure, étudiant : " Coups de sifflets, des ordres hurlés en allemand. L'arme au poing, des SS jaillissent du cinéma " Le Biarritz ", des convois allemands débouchent des rues transversales et déversent des soldats sur la place de l'Étoile, des voitures chargées d'hommes en armes foncent sur les trottoirs pour couper les cortèges. Les mitrailleuses sont mises en batterie sur la chaussée. Les Allemands matraquent et chassent les manifestants à coups de crosse de fusil. "

L'Université de Paris est fermée

C'est la débandade, la fuite des manifestants, certains sont blessés, beaucoup sont arrêtés, 150 environ selon diverses sources. Après interrogatoires serrés par les Allemands, qui veulent obtenir les noms de responsables, les jeunes sont incarcérés à la Santé et au Cherche-Midi. D'ici la mi-décembre, ils seront progressivement libérés.
Mais la manifestation du 11 novembre aura d'autres suites. " Des gendarmes sont venus très tôt sonner chez ma mère à Gentilly ", se souvient Jean Deboise, qui avait réussi à s'enfuir en s'engouffrant dans la bouche de métro la plus proche : " Je dois me présenter chaque jour avant 18 heures au commissariat de mon quartier. " C'est l'une des mesures imposées à tous les étudiants français par le Militärbefehlshaber. Ceux dont le domicile familial ne se trouve pas à Paris doivent sur le champ rejoindre ce domicile en province et y demeurer jusqu'à nouvel ordre.
Le 17 novembre, l'Université de Paris et une trentaine d'autres établissements d'enseignement supérieur sont fermés (ils rouvriront juste avant les congés de Noël). Le recteur de l'Université de Paris, accusé de laxisme, est limogé. Le Quartier latin reste sous haute surveillance, les autorités craignant de nouvelles manifestations. Des arrestations préventives, plus d'un millier, mais pour quelques heures seulement, sont opérées le 21 novembre.
Il faut remarquer que ce n'est que le 16 novembre, preuve d'un certain embarras, qu'un communiqué officiel paraît dans la presse collaborationniste sur les événements du 11novembre. La manifestation y était condamnée, mais en la condamnant la presse la faisait connaître. Quelques jours plus tard, dans Le Cri du Peuple de Doriot, on pouvait lire : " Nous recevons de nombreuses lettres d'étudiants qui nous demandent de ne pas confondre un certain nombre de chahuteurs sans cervelle ou de métèques avec l'immense majorité de la jeunesse parisienne ".
Le lendemain, d'autres responsables sont trouvés, " les jeunes juifs, les jeunes socialo-communistes, les jeunes pourris de maçonnisme "
[3]. Pendant ce temps, Francis Cohen rejoint la petite équipe d'enseignants qui confectionne et diffuse clandestinement le journal " L'Université Libre ". " Pour nous, dit-il, il était très important de continuer à montrer qu'existait dans ce milieu un état d'esprit qui refusait la collaboration et s'engageait dans l'action " [4].
C'est bien ce que, en avant-première, avait démontré la manifestation du 11 novembre 1940, tout en soulignant la véritable nature de l'occupation et de la collaboration naissante. Elle aura marqué une étape capitale dans le développement de la Résistance.
Quant aux commémorations du 11 novembre, elles se poursuivront durant toutes les années d'occupation, sur l'ensemble du territoire, spontanées ou organisées, autant de gestes de courage et de défi, et de lueurs d'espoir.

[1] Humanité, 10 novembre 1990.

[2] Cité dans " Résistance et collaboration dans l'Université de Paris sous l'occupation, 1940-1944 ", mémoire de maîtrise de Gilles Maigron, 1er prix ex aequo du prix Marcel Paul 1994.

[3] Témoignages cités par Henri Noguères dans Histoire de la Résistance en France , tome 1, Laffont, 1967.

[4] Patriote résistant, juin 1999.